-Aaah celui-là, il a pas l'air d'avoir été très gâté. Je parie qu'on arrivera à le recycler humm... En prof'? T'en pense quoi Bill?
-J'en pense qu'il a pas vraiment le physique de l'emploi. Et que tu devrais arrêter avec tes pronostics idiots pour songer un peu plus sérieusement à ce que tu fais de ta ville.
-Humm... Si sérieux...

Mist fit une grimace digne d'un gamin et sortit de la pièce sombre. Bill -surnom commun à tous les étrangers à sa ville- n'avait jamais joué le jeu lorsqu'il s'agissait de se détendre un peu et de donner dans l'humour. Pourtant cet homme aux dépends duquel il s'amusait il y a quelques secondes aurait eu toutes les raisons d'en rire aussi, s'il avait été conscient. N'était-ce pas un privilège que d'avoir été accepté dans l'une des chambres du couloir de la Renaissance?

Le maître des lieux marcha plusieurs minutes avant de trouver une vaste salle aux murs décorés et meublée de tout le nécessaire concernant la détente et le loisir: sofas et fauteuils fatigués, table basse où s'éparpillaient livres, journaux, magasines en tous genres, ou possessions diverses de ceux qui étaient passés là avant lui, un coin cuisine, un babyfoot, une chaîne hi-fi... Oui, la salle de réunion des Ombres était comme on pouvait la souhaiter. Et lui, gérant de la ville, n'avait plus qu'à attendre que l'un de ses charmants sous-fifres ne rentre pour lui confier ses nouveaux protégés. Une routine comme il les aimait.

Son éternel haut-de-forme jeté sur la table basse que bordait l'un des canapés, il se laissa tomber contre le tissu rembourré et fixa le plafond à travers sa tignasse, qui le rendrait aveugle s'il ne songeait pas à la couper. Depuis combien d'années cette vie était-elle devenue son quotidien?


Togenkyo. "Le Paradis Terrestre". Il ne savait pas d'où il le tenait, mais il trouvait le nom prétentieux et pensait que ça lui allait bien. Togenkyo, le havre de paix qu'il entretenait depuis plusieurs années maintenant, d'abord en le construisant et l'isolant derrière ce grand Mur qui était en fait sa forteresse, puis en l'ouvrant au monde par son intermédiaire, seul à avoir les clefs de la porte de sortie.

Ca ne l'avait pas enchanté, au début, de retrouver le monde qu'il avait fuit jusqu'à en créer un autre, plus à son goût. Mais c'était un passage obligé. En sa qualité de chef il devait se sacrifier pour les autres et aller affronter ceux dont il voulait protéger ses citoyens, négocier avec eux pour subvenir aux besoins de la cité, sans ressources, prendre contact avec les oiseaux égarés qu'il verrait bien renaître entre ses murs, directement ou au travers d'intermédiaires comme Bill, et encore toutes sortes de corvées qui le faisaient rentrer fatigué et irrité.
D'un autre côté, cette facette de sa seconde vie lui paraissait être la plus attrayante. Quand ici on le considérait comme un mythe, un dieu, ou au moins un bienfaiteur, là bas on ne voyait qu'un homme d'affaires têtu et exécrable, un peu étrange sur les bords, tandis que lui jouait à l'escroc en prenant le rôle de PDG d'une grande entreprise. Dans le monde où les fous envoûtés à grands coups de brume invisible étaient vite écartés du chemin, sa véritable fonction aurait pris les mots si banals de "maire".

Mais il était un maire de génie, il faut l'avouer.
Non?